écrire un trajet que l'on connait comme sa poche

Je le prends tous les jours pendant le mois de juillet.
Je le prends parfois pieds nus où je sens les graviers et j'ai peur de me faire piquer par un serpent.
Je le prends sinon en chaussures, je vois les fougères à côté et ça me rassure.
Je vois devant moi des personnes avec leurs petits qui transportent des seaux et des pelles. Les petits ont leur bouée autour de la taille avec un bob qui sautille partout.
Quand j'arrive à la plage, tout de suite, j'enlève mes chaussures et je sens le sable chaud sous mes pieds.
Quand je passe à la rivière, j'ai un frisson.
Je le prends aussi le soir quand je vais faire un tour mais cette fois ce n'est pas pareil car je suis dans mon manteau et je me sens explorateur.
Martin classe de cm1

Un autre trajet à vélo :

J'arrive sur la grande place déserte, il fait froid. Les fines gouttelettes de pluie fouettent mon visage rougi par l'air glacial, tel des petits cristaux. Mes mains paralysées à mon guidon me font mal. Mon pantalon trempé, seulement à l'avant à cause de la vitesse, colle à mes jambes. De la ceinture au cou, y compris oreilles et bouche, tout est protégé par mon manteau et ma capuche tout chauds. Les pédales qui tapent sur le garde boue, continuent encore et encore leur bruit de ferraille répétitif. Les pneus crissent sur le gravier.

En traversant le pont, j'aperçois le fleuve remué par les troncs d'arbre, tournoyés dans des marmites à cause de la crue. Je devine en un clin d'oeil que je vais faire de la descente. Mon vélo penche par l'inertie du gros virage. Je ne vois pas mon mendiant que je croise depuis 5 ans toquer aux vitres des conducteurs, avec sa canne, son châle, sa moustache, sa casquette à la Fidel Castro et son gilet jaune fluorescent.

J'arrive sur la piste cyclable comme un sifflement, les mains dans les poches. Les body-Art sont toujours présents depuis que le soleil est bien chaud. Montrant leurs muscles à tous les cyclistes et les coureurs. Les championnats arrivent, je pédale plus vite pour arriver plus rapidement.

Plus qu'une trentaine de mètres et j'arrive. La ligne droite est couverte de feuilles oranges, toutes molles et juteuses de la pluie qui vient de tomber. Le club des cygnes et des canards est toujours fidèle à son poste sur la petite plage. Ils se goinfrent de pain que les enfants leur lancent. La grosse racine  qui rampe sous le bitume vient de me donner une rude secousse. Elle me rappelle que je ne regarde plus la route.

Dans la dernière et seule montée, je me mets en danseuse. J'arrive aux portes où déjà Loris attend sur les rondins dans son anorak de ski et son bonnet à pompon. Je descends de mon vélo en marche et laisse mon destrier aller au diable. Je tchèque et m'assois sur le rondin à côté de lui pour prendre la température.


Paul

L'atelier du 10 janvier 2015: 

Ecrire le mouvement 
sans oublier 
un petit inventaire de nos poches et une textée.

Après ce début de janvier si chaotique, il pouvait être étrange et dérisoire de se retrouver à écrire à l'atelier. Mais au contraire, le fait d'être ensemble à écrire avec juste un stylo, une feuille, sur une simple proposition, voir les personnes débobiner leur écriture et les mots s'agencer, avait tout son sens.

Ce texte de Georges Perec sur l'infra-ordinaire me sert souvent de trame pour expliquer la démarche de l'écriture. Il a toute sa valeur aujourd'hui.

"Ce qui nous parle, me semble-t'il, c'est toujours l'événement, l'insolite, l'extra-ordinaire: cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu'ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent...tant de morts et tant mieux pour l'information si les chiffres ne cessent d'augmenter!Il faut qu'il y ait derrière l'événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu'à travers du spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux....
Dans notre précipitation à mesurer l'historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l'essentiel: le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible: le scandale, ce n'est pas le grisou, c'est le travail dans les mines. Les " malaises sociaux " ne sont pas " préoccupants " en période de grève, ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an.
Les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les tours qui s'écroulent, les incendies de forêts, les tunnels qui s'effondrent, Publicis qui brûle et Aranda qui parle! Horrible ! Terrible ! Monstrueux ! Scandaleux ! Mais où est le scandale ? Le vrai scandale ? Le journal nous a-t-il dit autre chose que: soyez rassurés, vous voyez bien que la vie existe, avec ses hauts et ses bas, vous voyez bien qu'il se passe des choses.
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais poser.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, I'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, I'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?
Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?
Comment parler de ces " choses communes ", comment les traquer plutôt, comment les débusquer, ies arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie: celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l'endotique.
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelés.
Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l'inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l'usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillers.
Qu'y a-t-il sous votre papier peint ?
Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone ? Pourquoi ?
Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries ? Pourquoi pas ?
Il m'importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d'une méthode, tout au plus d'un projet. Il m'importe beaucoup qu'elles semblent triviales et futiles: c'est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d'autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité."

A partir de cette vie quotidienne, on va essayer d'écrire un fragment et plus particulièrement 
 un trajet quotidien, celui que l'on exécute tous les jours sans y penser, tellement usé et ré-usé.
Comment saisir ce déroulement  ? 
Comment écrire le mouvement ?
On est allé prendre le bateau avec Flaubert , on a descendu la Seine, et vu le paysage morcelé en zoom précis et en vue panoramique, défiler sous les yeux. On est allé voir aussi du côté des poètes qui sont d'infatigables marcheurs, pour apprécier les grossissements, les contrechamps, l'enchaînement des images se succédant, 

Une fois l'image convoquée, y a plus qu'à : 
... laisser venir les impressions en 6 images

Antoine a bien voulu transmettre les siennes :

"Tous les jours, sauf le dimanche, je prends mon vélo.
Le vélo est vieux, c'est un vieux vélo volé. J'avoue. On seconnait bien. Il me supporte depuis 10 ans. Il a des roues fines, fragiles, en pattes de héron.
En partant de chez moi, il y a des rues pavées. Des pavés énormes qui vous secouent un vélo comme un prunier. On imagine pas la force qu'ils ont.
J'ai repéré les pavés les plus dociles, ceux dont les dos étaient le plus rapproché. Un peu comme des boeufs qui se serrent les uns aux autres, pour lutter contre le froid. Je roule dessus, pour avoir la trajectoire la moins cabossée. Je suis un parcours sinueux, invisible et imprévisible. Je bois les bosses pour ménager mon derrière, mes roues, ma fourche et mes boulons.
300 mètres plus loin, ça y'est! La délivrance! La rue est en goudron. Tout lisse, très BCBG avec son costume gris.Un nid de poule pour la forme. Rien de bien méchant.
Attention au niveau du pub. Par terre, des petits éclats de verre, durs comme des diamants. Les cadavres de cannettes qui n'en finissent pas de se briser. L'ennemi fatal du pneu. A éviter à tout pris. Je râle sur les ivrognes, esquive, zig-zag.
La rue est déserte, il est tôt. Les feux rouges m'observent et écarquillent la nuit.Je passe et arrive le long de la Sâone. Quai des étroits. Comme un entonnoir, le quai se resserre. Je vais bientôt voir Cavanna. Maintenant la rue s'efface, voilà la route.
Les voitures filent, déboulent. Gaffe! Je roule sur le trottoir. Un mur le longe. Bientôt Cavanna. Ah, le voilà! Il est là! Dans son trou! Un énorme ragondin. Il a un poil rêche. On dirait un paillasson. Il a une bonne tête de gaulois, avec ses moustaches. Il a la vie dure. C'est un coriace. Je passe à un mètre de lui. On se connait, on se salue, poliment, sans plus. Pas d'éffusion. De toute façon, on peut pas parler, je file au boulot."


Après, on a recensé les trucs et les machins de nos poches ou de nos sacs. Autant de cabinet de curiosités excroissance de nous même, à observer en archéologue des temps futurs . Un objet a été retiré du lot et il a raconté son histoire.

"Je m'appelle Ficelle. Je mesure 50 cm, j'ai la taille assez fine et je suis très souple. Comme toutes les ficelles, j'ai deux bouts ( Ah! elle est pas née, la ficelle à trois bouts!). D'un côté j'ai une boucle, et de l'autre rien. Vraiment rien d'extraordinaire.
Maintenant regardez-bien: on glisse une craie dans ma boucle, on me maintient l'autre bout avec un pouce et hop! Silence, je tourne! Un cercle parfait! Je travaille au collège, sur tableau noir. Les mômes sont ébahis qu'avec ma dégaine si simple, je puisse tracer un figure si difficile.
On me range en 1 seconde. Je me love en serpent dans le sac du maître. Consommation d'energie zéro.
Jadis, je retenais la boussole de Michel. Michel est mort. On m'a détachée, et je suis devenu compas. C'est un boulot intéressant. Mais cette année, je suis chômage. Les tableaux numériques me poussent au rang des vieilleries.
Pourtant, mon maître me garde dans son sac, c'est sûrement un sentimental!"

ou encore un texte énigmatique de Frédérique:

Au début j’étais nickel, bien tenu, en rang, avec des copains proches, intimes, d’autres un
peu plus lointains mais bien là. On faisait partie d’une grande famille, d’une tribu.
Cohérents, together.
Nous étions enveloppés dans un joli cellophane, rutilant, les uns contre les autres, all
together.
J’avais tout de même une petite inquiétude, un rien, mais un doute, tout petit : une
languette gracieuse garantissait la cohésion de l’ensemble, de la team, mais elle était
rouge, ce qui ne laisse pas sans questionnement. Pourquoi rouge ? et pourquoi
légèrement relevée, en dehors du groupe ?
Soudain, on nous détache, ma famille proche de celle des autres. On nous soulève, on
nous jette dans un amoncellement d’objets, de boîtes, de cartonnettes, avec, je dois le
dire, très peu d’égard, voire une certaine violence.
On nous « balance », si, si, sur un tapis roulant, on nous manipule, on nous bippe, on
nous jette dans un grand sac bien sombre et surtout très encombré, très bordélique, il
faut le dire.
Puis là, rien. Une certaine accalmie, des mouvements, des remuements, mais bon. Nous
restons tous très solidaires, un peu inquiets, silencieux, all together.
Et puis, re.
On nous arrache, on nous enlève et on nous… sépare. Horreur.
Mes amis où êtes-vous ? que se passe-t-il ?
Il ne reste que nous, nous 10, où sont les autres ?
Pas d’inquiétude superflue, restons groupés, collés les uns aux autres. Ça va aller, aller
together.
Et bien non ! on nous dépouille encore, on nous déshabille, on nous avale, on nous…
chewingue.
Stupeur ! silence.
Je reste avec les 2 derniers rescapés, replié, dans ma couverture froissée, souillée, ténue.
Dans l’attente de l’exécution finale, puisque, je l’ai bien compris, c’est la fin.
C’est mon karma. Le chewing-gum karma.





Et pour ne pas être en reste avec la fiction, en guise de gamme, une petite textée pour finir en beauté comment écrire une histoire avec 10 mots choisis pour leur saveur, leur sens et double sens.
Monsieur Arakelian, eucalyptus, allée, horizon, entortiller, friction, râteau, échauffer, brouiller, timbre.

Et  c'est ainsi que Monsieur Arakelian a été pris en filature ....


Allo! Monsieur Arakélian?... Oui, c'est votre voisin...Ca fait deux mois que je vous demande de couper cet eucalyptus énorme qui pousse dans votre allée...Pourquoi??...Mais il me bouche l'horizon...Je n'y vois plus rien ici. En plus, ses branches se sont entortillées dans mes stores... Impossible de les ouvrir...Des stores electriques tout neufs, qui fonctionnent avec des moteurs à friction... Alors vous prenez votre bateau, votre gateau, votre rateau... Oh! Je m'embrouille! Vous commencez à m'échauffer! Et vous allez me nettoyer tout ça, et si vous n'êtes pas d'accord, je vous colle un procès au cul! J' ai de quoi me payer un avocat, les recommandés, les enveloppes et les timbres! Salut!


Textes d'Antoine. atelier du 10 janvier 2015.

Fin août début septembre – Nice – résidence des Acacias.
Les derniers vacanciers sont partis, les habitués et les nouveaux.
La famille Halimi, avec les cinq enfants, toujours impeccables, bien qu’un peu bruyants.
Ils grandissent, c’est normal. Madame a pris du poids, lui est un peu distant, ils se sont
un peu brouillés avant-hier. Y aurait-il de l’eau dans le gaz ?
C’est le couple, c’est normal.
Melle Vuitton, toujours vieille fille je le crains, sa petite valise en cuir, ses souliers bien
cirés, les pieds légèrement en dedans, toujours à se tortiller quand il y a un silence.
M. Arakelian, qui a toujours des vues sur Melle Vuitton, l’air de rien et l’œil sur l’horizon,
détaché. Mais ce n’est pas simple pour eux. Depuis quinze ans, ils se tournent autour,
s’approchent, s’échauffent, sans beaucoup de résultats, toujours un peu de friction.
Chacun trop orgueilleux.
Une fois, M. Arakelian lui a envoyé une carte postale de la résidence, à Paris, c’était en
2008. Mais il avait oublié le timbre, la carte est revenue ici. Cela l’a découragé. Elle n’en a
jamais rien su.
Tout ce petit monde, et les nouveaux, sont donc partis, aujourd’hui.
Le soleil décline, je regarde l’allée, ramasse un râteau qui traîne, et m’en retourne, un
peu triste.

Vivement l’année prochaine.

Texte de Frédérique, atelier du 10 janvier