L'atelier du 10 janvier 2015:
Ecrire le mouvement
sans oublier
un petit inventaire de nos poches et une textée.
Après ce
début de janvier si chaotique, il pouvait être étrange et
dérisoire de se retrouver à écrire à l'atelier. Mais au
contraire, le fait d'être ensemble à écrire avec juste un stylo,
une feuille, sur une simple proposition, voir les personnes
débobiner leur écriture et les mots s'agencer, avait
tout son sens.
Ce texte de
Georges Perec sur l'infra-ordinaire me sert souvent de trame pour
expliquer la démarche de l'écriture. Il a toute sa valeur
aujourd'hui.
"Ce qui
nous parle, me semble-t'il, c'est toujours l'événement,
l'insolite, l'extra-ordinaire: cinq colonnes à la une, grosses
manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu'ils
déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains
existent...tant de morts et tant mieux pour l'information si les
chiffres ne cessent d'augmenter!Il faut qu'il y ait derrière
l'événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne
devait se révéler qu'à travers du spectaculaire, comme si le
parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes
naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux....
Dans
notre précipitation à mesurer l'historique, le significatif, le
révélateur, ne laissons pas de côté l'essentiel: le véritablement
intolérable, le vraiment inadmissible: le scandale, ce n'est pas le
grisou, c'est le travail dans les mines. Les " malaises sociaux
" ne sont pas " préoccupants " en période de grève,
ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois
cent soixante-cinq jours par an.
Les
raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les tours qui s'écroulent,
les incendies de forêts, les tunnels qui s'effondrent, Publicis qui
brûle et Aranda qui parle! Horrible ! Terrible ! Monstrueux !
Scandaleux ! Mais où est le scandale ? Le vrai scandale ? Le journal
nous a-t-il dit autre chose que: soyez rassurés, vous voyez bien que
la vie existe, avec ses hauts et ses bas, vous voyez bien qu'il se
passe des choses.
Les
journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux
m'ennuient, ils ne m'apprennent rien; ce qu'ils racontent ne me
concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux
questions que je pose ou que je voudrais poser.
Ce
qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste,
où est il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour,
le banal, le quotidien, I'évident, le commun, l'ordinaire,
l'infra-ordinaire, le bruit de fond, I'habituel, comment en rendre
compte, comment l'interroger, comment le décrire ?
Interroger
l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne
l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire
problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni
question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune
information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de
l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais
où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace
?
Comment
parler de ces " choses communes ", comment les traquer
plutôt, comment les débusquer, ies arracher à la gangue dans
laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une
langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Peut-être
s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie: celle qui
parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si
longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais
l'endotique.
Interroger
ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié
l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient
éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable
de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet
étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont
modelés.
Ce
qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos
manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps,
nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous
étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes; nous marchons,
nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous
asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit
pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
Décrivez
votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites
l'inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la
provenance, l'usage et le devenir de chacun des objets que vous en
retirez.
Questionnez
vos petites cuillers.
Qu'y
a-t-il sous votre papier peint ?
Combien
de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone ? Pourquoi
?
Pourquoi
ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries ? Pourquoi pas ?
Il
m'importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine
indicatives d'une méthode, tout au plus d'un projet. Il m'importe
beaucoup qu'elles semblent triviales et futiles: c'est précisément
ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant
d'autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter
notre vérité."
A partir de cette vie quotidienne, on va essayer d'écrire un fragment et plus particulièrement
un trajet quotidien, celui que l'on exécute tous les jours
sans y penser, tellement usé et ré-usé.
Comment saisir ce déroulement ?
Comment écrire le mouvement ?
Comment écrire le mouvement ?
On est allé
prendre le bateau avec Flaubert , on a descendu la Seine, et vu le
paysage morcelé en zoom précis et en vue panoramique, défiler
sous les yeux. On est allé voir aussi du côté des poètes qui sont
d'infatigables marcheurs, pour apprécier les grossissements, les
contrechamps, l'enchaînement des images se succédant,
Une fois
l'image convoquée, y a plus qu'à :
... laisser venir les
impressions en 6 images
Antoine a bien voulu transmettre les siennes :
"Tous
les jours, sauf le dimanche, je prends mon vélo.
Le vélo
est vieux, c'est un vieux vélo volé. J'avoue. On seconnait bien. Il
me supporte depuis 10 ans. Il a des roues fines, fragiles, en pattes
de héron.
En partant
de chez moi, il y a des rues pavées. Des pavés énormes qui vous
secouent un vélo comme un prunier. On imagine pas la force qu'ils
ont.
J'ai repéré
les pavés les plus dociles, ceux dont les dos étaient le plus
rapproché. Un peu comme des boeufs qui se serrent les uns aux
autres, pour lutter contre le froid. Je roule dessus, pour avoir la
trajectoire la moins cabossée. Je suis un parcours sinueux,
invisible et imprévisible. Je bois les bosses pour ménager mon
derrière, mes roues, ma fourche et mes boulons.
300 mètres
plus loin, ça y'est! La délivrance! La rue est en goudron. Tout
lisse, très BCBG avec son costume gris.Un nid de poule pour la
forme. Rien de bien méchant.
Attention
au niveau du pub. Par terre, des petits éclats de verre, durs comme
des diamants. Les cadavres de cannettes qui n'en finissent pas de se
briser. L'ennemi fatal du pneu. A éviter à tout pris. Je râle sur
les ivrognes, esquive, zig-zag.
La rue est
déserte, il est tôt. Les feux rouges m'observent et écarquillent
la nuit.Je passe et arrive le long de la Sâone. Quai des étroits.
Comme un entonnoir, le quai se resserre. Je vais bientôt voir
Cavanna. Maintenant la rue s'efface, voilà la route.
Les
voitures filent, déboulent. Gaffe! Je roule sur le trottoir. Un mur
le longe. Bientôt Cavanna. Ah, le voilà! Il est là! Dans son trou!
Un énorme ragondin. Il a un poil rêche. On dirait un paillasson. Il
a une bonne tête de gaulois, avec ses moustaches. Il a la vie dure.
C'est un coriace. Je passe à un mètre de lui. On se connait, on se
salue, poliment, sans plus. Pas d'éffusion. De toute façon, on peut
pas parler, je file au boulot."
Après, on a
recensé les trucs et les machins de nos poches ou de nos sacs.
Autant de cabinet de curiosités excroissance de nous même, à
observer en archéologue des temps futurs . Un objet a été retiré
du lot et il a raconté son histoire.
"Je
m'appelle Ficelle. Je mesure 50 cm, j'ai la taille assez fine et je
suis très souple. Comme toutes les ficelles, j'ai deux bouts ( Ah!
elle est pas née, la ficelle à trois bouts!). D'un côté j'ai une
boucle, et de l'autre rien. Vraiment rien d'extraordinaire.
Maintenant
regardez-bien: on glisse une craie dans ma boucle, on me maintient
l'autre bout avec un pouce et hop! Silence, je tourne! Un cercle
parfait! Je travaille au collège, sur tableau noir. Les mômes sont
ébahis qu'avec ma dégaine si simple, je puisse tracer un figure si
difficile.
On me range
en 1 seconde. Je me love en serpent dans le sac du maître.
Consommation d'energie zéro.
Jadis, je
retenais la boussole de Michel. Michel est mort. On m'a détachée,
et je suis devenu compas. C'est un boulot intéressant. Mais cette
année, je suis chômage. Les tableaux numériques me poussent au
rang des vieilleries.
Pourtant,
mon maître me garde dans son sac, c'est sûrement un sentimental!"
ou encore un texte énigmatique de Frédérique:
Au début j’étais nickel, bien tenu, en rang, avec des copains proches, intimes, d’autres un
ou encore un texte énigmatique de Frédérique:
Au début j’étais nickel, bien tenu, en rang, avec des copains proches, intimes, d’autres un
peu plus lointains mais bien
là. On faisait partie d’une grande famille, d’une tribu.
Cohérents, together.
Nous étions enveloppés
dans un joli cellophane, rutilant, les uns contre les autres, all
together.
J’avais tout de même une
petite inquiétude, un rien, mais un doute, tout petit : une
languette gracieuse
garantissait la cohésion de l’ensemble, de la team, mais elle
était
rouge, ce qui ne laisse pas
sans questionnement. Pourquoi rouge ? et pourquoi
légèrement relevée, en
dehors du groupe ?
Soudain, on nous détache,
ma famille proche de celle des autres. On nous soulève, on
nous jette dans un
amoncellement d’objets, de boîtes, de cartonnettes, avec, je dois
le
dire, très peu d’égard,
voire une certaine violence.
On nous « balance »,
si, si, sur un tapis roulant, on nous manipule, on nous bippe, on
nous jette dans un grand sac
bien sombre et surtout très encombré, très bordélique, il
faut le dire.
Puis là, rien. Une certaine
accalmie, des mouvements, des remuements, mais bon. Nous
restons tous très
solidaires, un peu inquiets, silencieux, all together.
Et puis, re.
On nous arrache, on nous
enlève et on nous… sépare. Horreur.
Mes amis où êtes-vous ?
que se passe-t-il ?
Il ne reste que nous, nous
10, où sont les autres ?
Pas d’inquiétude
superflue, restons groupés, collés les uns aux autres. Ça va
aller, aller
together.
Et bien non ! on nous
dépouille encore, on nous déshabille, on nous avale, on nous…
chewingue.
Stupeur ! silence.
Je reste avec les 2 derniers
rescapés, replié, dans ma couverture froissée, souillée, ténue.
Dans l’attente de
l’exécution finale, puisque, je l’ai bien compris, c’est la
fin.
C’est mon karma. Le
chewing-gum karma.
Et pour ne pas être en reste avec la fiction, en guise de gamme, une petite textée pour finir en beauté comment écrire une histoire avec 10 mots choisis pour leur saveur, leur sens et double sens.
Monsieur Arakelian, eucalyptus, allée, horizon, entortiller, friction, râteau, échauffer, brouiller, timbre.
Et c'est ainsi que Monsieur Arakelian a été pris en filature ....
Allo! Monsieur Arakélian?... Oui, c'est votre voisin...Ca fait deux mois que je vous demande de couper cet eucalyptus énorme qui pousse dans votre allée...Pourquoi??...Mais il me bouche l'horizon...Je n'y vois plus rien ici. En plus, ses branches se sont entortillées dans mes stores... Impossible de les ouvrir...Des stores electriques tout neufs, qui fonctionnent avec des moteurs à friction... Alors vous prenez votre bateau, votre gateau, votre rateau... Oh! Je m'embrouille! Vous commencez à m'échauffer! Et vous allez me nettoyer tout ça, et si vous n'êtes pas d'accord, je vous colle un procès au cul! J' ai de quoi me payer un avocat, les recommandés, les enveloppes et les timbres! Salut!
Textes d'Antoine. atelier du 10 janvier 2015.
Fin août début septembre –
Nice – résidence des Acacias.
Les derniers vacanciers sont
partis, les habitués et les nouveaux.
La famille Halimi, avec les
cinq enfants, toujours impeccables, bien qu’un peu bruyants.
Ils grandissent, c’est
normal. Madame a pris du poids, lui est un peu distant, ils se sont
un peu brouillés
avant-hier. Y aurait-il de l’eau dans le gaz ?
C’est le couple, c’est
normal.
Melle Vuitton, toujours
vieille fille je le crains, sa petite valise en cuir, ses souliers
bien
cirés, les pieds légèrement
en dedans, toujours à se tortiller quand il y a un silence.
M. Arakelian, qui a toujours
des vues sur Melle Vuitton, l’air de rien et l’œil sur
l’horizon,
détaché. Mais ce n’est
pas simple pour eux. Depuis quinze ans, ils se tournent autour,
s’approchent,
s’échauffent, sans beaucoup de résultats, toujours un peu de
friction.
Chacun trop orgueilleux.
Une fois, M. Arakelian lui a
envoyé une carte postale de la résidence, à Paris, c’était en
2008. Mais il avait oublié
le timbre, la carte est revenue ici. Cela l’a découragé. Elle
n’en a
jamais rien su.
Tout ce petit monde, et les
nouveaux, sont donc partis, aujourd’hui.
Le soleil décline, je
regarde l’allée, ramasse un râteau qui traîne, et m’en
retourne, un
peu triste.
Vivement l’année
prochaine.
Texte de Frédérique, atelier du 10 janvier